mercredi 17 avril 2019

Notre-Dame de Paris : nous sommes passés à côté du pire! Mais alors, que penser de l'émotion collective? (Art.608)


La charpente de Notre-Dame de Paris en feu, c'est un brasier de 1 300 chênes (photo AFP)

Nous sommes nombreux à être consternés. Pas par la chute de quelques pierres taillées sur mesure et bien disposées, comme voudraient le laisser entendre quelques grincheux de mauvaise foi, mais de voir ces flammes infernales dévorer une partie d’un édifice vieux de 856 ans.

Notre-Dame de Paris ce n’est pas un bâtiment ordinaire, c’est un monument extraordinaire à plusieurs égards. Mais encore, un monument français, un monument catholique, un monument parisien, un monument public, un monument artistique, un monument littéraire, un monument touristique, un monument historique, un monument national, un monument international. C’est le symbole de Paris, c’est l’âme de la France. Au moins il l’était pendant des siècles.

C’est parce que cette cathédrale fait partie de la mémoire et du patrimoine de l’humanité toute entière, que ces images terribles nous jettent toutes et tous -chrétiens, musulmans, juifs et athées, résidents et gens de passage, patriotes et touristes, Français et étrangers des quatre coins du monde- dans une profonde affliction. 

Le hasard a voulu qu’au même moment, un feu se déclare dans une salle de prière sur l’esplanade des Mosquées d’al-Aqsa à Jérusalem-Est, le troisième lieu saint de l’islam, dont certains édifices datent du VIIe siècle. Allumé par des enfants, il a été vite maitrisé.

Aujourd'hui, nous sommes aussi assommés par le fait d'être passés à côté du pire, comme le confirment les images aériennes publiées par le ministère de l'Intérieur. La façade et les deux tours sont sauvées. Difficile à croire, mais on a failli les perdre ! C'est grâce à l'entrainement et à la mobilisation des pompiers de Paris, guidés par des drones pour optimiser l'intervention, que l'édifice a été sauvé. Alors les « faut-pas-exagérer » n'ont qu'à se ressaisir, ils ne savent pas de quoi ils parlent. La structure est préservée dans sa globalité. La couronne d'épines de Jésus et la tunique de saint Louis sont à l’abri, ainsi que d’autres reliques de la Passion du Christ (un morceau de la Croix et un clou de la crucifixion). Mais qu’en est-il du reste ?

Attention chefs-d'oeuvre : les vitraux de Notre-Dame de Paris (archives personnelles)

Le toit et la charpente (1 300 chênes, du bois bien sec, ce qui explique l'ampleur et l'intensité du brasier ; elle datait de l’an de grâce 1220, il n’en reste plus rien !), les arcs-boutants, les gargouilles, les chimères, les énormes portes, les voûtes, les sublimes rosaces, les splendides vitraux, les chapelles latérales, les sculptures, les grands tableaux, les petites peintures, les scènes sculptées et polychromes des clôtures du chœur (retraçant la vie de Jésus), les reliques, les reliquaires, les manuscrits, les orgues, les cloches, les bourdons d’Emmanuel et de Marie, et j’en passe et des meilleurs. Pendant des heures, une éternité, tout était pris entre le marteau et l’enclume, les flammes et les eaux. Pas la peine d’être experts, pour imaginer les dégâts occasionnés par cet incendie odieux.

De tous les chefs-d'œuvre de Notre-Dame de Paris, je pense à deux choses particulièrement. En premier, à la flèche. Tout un symbole de voir ces images où elle est prise au piège et engloutie dans le brasier pour l’éternité.

Grande émotion pour les photographes de l'AFP, au moment de l'effondrement de la flèche de Notre-Dame de Paris, dévorée par les flammes. Photo Geoffroy Van Der Hasselt - AFP

Maigre consolation, elle n’est pas d’origine. Elle est en place depuis 1859. Grande consolation, le tétramorphe symbole des 4 évangélistes et les 12 apôtres qui la gardaient – disposés en 4 groupes autour de la flèche, ce sont les statues vertes, en cuivre oxydé, qui se détachent sur toutes les photos externes de la cathédrale- sont sains et saufs. Certains parleront de miracle, d’autres d’un pur hasard. On les a déposées jeudi dernier, pour les emmener en Dordogne afin de les restaurer. C'était donc il y a seulement quatre jours ! Si ces statues se trouvaient encore sur le site lundi soir, elles seraient tombées avec la flèche et gravement endommagées comme c'est le cas du coq-girouette, non moins reliquaire pour autant, supposé contenir un morceau de la Sainte couronne et des reliques de saint Denis, premier évêque de Paris, et de sainte Geneviève, les saints patrons de la capitale.

Les statues des 12 apôtres de la flèche de Notre-Dame de Paris, ainsi que le tétramorphe symbole des 4 évangélistes, ont été déposés jeudi dernier et posés en toute sécurité en Dordogne afin d'être restaurés, quatre jours seulement avant le sinistre (photo Wikimedia Commons)

Je ne peux m’empêcher de penser aussi à La Pietà du chœur de Notre-Dame de Paris, une sublime sculpture en marbre blanc installée derrière l’autel. On y voit Marie éplorée par la mort de son fils, Jésus. Un vœu de Louis XIII, réalisé par Nicolas Coustou, à la demande de son fils, Louis XIV. Aujourd’hui elle se trouve dans les décombres.

La Pietà du chœur de Notre-Dame de Paris (archives personnelles)

Notre-Dame de Paris c’est également beaucoup d’anecdotes. A la Révolution de 1789, celle-ci a été pillée bien sûr, les biens vendus, détruits ou dispersés, il était interdit d’y célébrer la messe évidemment, on transforma l’édifice en temple de la Raison, et surtout, pour l’anecdote, le bâtiment servi d’entrepôt pour les vins de la nouvelle République ! Bon, ça n’a pas duré longtemps, personne ne voulait boire d’un pinard maudit par l’éternel, même pas les révolutionnaires qui avaient décidé qu’il en fût ainsi. L’entrepôt de vin, c’est véridique, l’explication est plutôt fantaisiste, c’est la mienne. En prenant le pouvoir, Napoléon met un terme à la vague antichrétienne et anticléricale, en reconnaissant la religion catholique comme celle de la majorité des Français et non comme la religion de l’Etat français. Une nuance aux nombreuses conséquences, sans lesquelles il n’y aurait pas eu un siècle plus tard, la séparation des Eglises de France de l’Etat français.

L’autre anecdote est beaucoup plus inquiétante à vrai dire. Lorsque Victor Hugo décida de s’atteler à son roman éponyme, Notre-Dame de Paris était dans un état lamentable, au point que l’idée de la démolir a traversé certains esprits, si on ose parler d’esprits. C’est pour obliger les pouvoirs publics d’entamer sa restauration, que le grand écrivain et politique français, a fait de la cathédrale un personnage de l’un de ses romans les plus célèbres au monde, liant son destin à ceux du prêtre Claude Frollo, du sonneur difforme Quasimodo et de la danseuse gitane Esmeralda.

Cela étant dit, nous sommes également nombreux à être en colère. La cathédrale Notre-Dame de Paris n’a pas connu d’incendie majeur en neuf siècles d’existence, malgré les milliers de millions de cierges consumés en son enceinte. S’il n’y a pas de fumée sans feu et l’erreur est humaine, il n’y a pas de feu sans faute humaine dans ce genre de situation et certaines erreurs humaines ont de graves conséquences. Une enquête est en cours. Les policiers ont commencé à travailler en parallèle avec les pompiers.

La cathédrale Notre-Dame de Paris en feu, ministère de l'Intérieur


D’autres éléments au contraire font bien sourire, ce sont les élucubrations des tartuffes de circonstance. Ceux d’Orient se présentent comme des soi-disant chrétiens, Libanais pour l'essentiel. Il y a plusieurs courants. Un d’entre eux, passé expert en sécurité incendie, défend l’idée que l’Etat français, laïc, a laissé le feu se propager exprès afin de se débarrasser de cet édifice chrétien trop encombrant. Et après vous avez des gens qui viennent vous expliquer que fumer sa moquette n’abime pas les neurones ! Un autre courant dénonce l'indifférence générale face à la destruction des églises orientales. Comme à l’accoutumée les sous-courants de ce groupe, feront bientôt intervenir les Francs-maçons, les Juifs, Voldemort et MBS.

Ceux d’Occident sont essentiellement athées, soutenus par des orientaux aussi bien chrétiens que musulmans, chacun ses raisons. Là aussi, on y trouve plusieurs courants. Le point de convergence de tout ce beau monde, c’est l’incapacité à comprendre l’émotion collective pour un tas de pierres. Pardonnez-leur, ils ont déjà oublié combien ils s’étaient émus pour la destruction des bouddhas de Bamiyan par les Talibans et des grandes statues assyriennes du musée de Moussoul par Daech. Oui mais, c’était des blocs de pierre et pas un tas de pierres, nuance, et le feu destructeur était islamiste, ça change tout.

A ce propos, à écouter certains faux-athées de la droite extrême française, des soi-disant chrétiens, mais d'authentiques islamophobes, on sent qu'ils regrettent que l'incendie ne soit pas d'origine terroriste. Ils ont du mal à se retenir sur les plateaux de télévision, Fox News et LCI pour être précis. Mince alors, un acte islamiste en pleine campagne électorale européenne, quel dommage qu'on ait raté l'aubaine! Il y a aussi le courant minoritaire, des chrétiens extrémistes, de Serbie au Liban, pour qui l'origine de l'incendie ne fait aucune doute, pas la peine d'enquêter : c'est une punition divine. Il y a également quelques énergumènes sans frontières qui travaillent sur une théorie du complot selon laquelle Jupiter aurait mis le feu à la cathédrale, afin de détourner l'attention du mouvement des gilets jaunes.

Dans les deux groupes, un sous-courant orientalo-occidental voudrait bien se distinguer en se présentant comme humaniste. Mais l'habit ne fait pas le moine! Il défend l’idée qu’on ne peut pas s’émouvoir pour la pierre quand des êtres humains souffrent dans les rues de Paris, en Syrie, au Yémen et à Gaza. Etrange argumentation, comme si l’émotion humaine fonctionne par exclusivité. C'est le propre de l'émotion primitive plutôt, la leur. On les prendrait plus au sérieux le jour où la situation humanitaire des SDF en Europe et des populations du Moyen-Orient leur couperait l’appétit et les dissuade de dépenser leurs deniers sur des considérations égocentriques.

Si on développe ce raisonnement jusqu'au bout, la vie sur Terre ne serait plus la même, ça serait un enfer. Il faudrait alors supprimer toutes les expressions artistiques, littéraires, musicales, scientifiques, archéologiques, spatiales, sportives, patrimoniales, culturelles et gastronomiques. Tout cela n'est que vanité et poursuite de vent. Se faire un ciné et un resto, alors que des gens dorment dehors dans les rues de Paris, quelle indécence! Il ne faudrait plus acheter de smartphones, d'ordinateurs, de meubles, de vêtements, de bijoux et de parfums, tant que la guerre en Syrie n'est pas terminée et les réfugiés syriens ne sont pas bien au chaud chez eux. Non mais, utiliser Facebook, Twitter et Instagram, aller à la plage, boire un verre et prendre des selfies, est impensable, alors que des gens meurent au Yémen! D'ailleurs, il ne faudrait même plus écrire des statuts nombrilistes vaseux tout le reste de l'année, tant que des gens sont abattus à Gaza. Ah minute! ça par contre, ça serait une excellente chose.

Au lendemain de l'incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris (photo AFP)

Ne rien éprouver de spécial en voyant cette cathédrale brûlée, reflète un mépris flagrant pour ce que Notre-Dame de Paris représente, la France en général et Paris en particulier, ainsi que l’Occident en général et l'Europe en particulier, dans leurs multiples facettes, religieuse, historique et artistique. Cela s'applique pour n'importe quel patrimoine de l'humanité frappé par une catastrophe (incendie, inondation, séisme, sabotage, terrorisme ou guerre) : Ayasofya à Istanbul, le Dôme du Rocher à Jérusalem-Est, le temple de Bacchus à Baalbek, les pyramides d'Egypte, la cité Machu Picchu au Pérou, la muraille de Chine, etc. Et de la même manière, ne pas éprouver de l’émotion quand des snipers de l’armée israélienne abattent de sang-froid des manifestants pacifiques en territoire palestinien reflète un mépris flagrant pour ce que ces manifestants représentent, la Palestine et les Palestiniens dont les droits sont bafoués depuis plus d’un siècle.

Les grands coeurs, contrairement aux petits esprits, ont cette merveilleuse capacité d'être touchés à la fois par l'incendie de Notre-Dame de Paris, comme par le sort des SDF des capitales européennes et par la souffrance des populations moyen-orientales, syriennes, yéménites et palestiniennes. L'un n'empêche pas l'autre.

L’édifice sera quand même reconstruit nous dit-on avec plein de sous-entendus. Certains osent lâcher que ce n'est pas la première fois dans l'histoire qu'un bâtiment de cette importance est détruit. Oh quelle consolation! D'autres prétentieux prétendent que la reconstruction moderne serait de meilleure qualité. Toutes ces fadaises sont mises en avant plus pour minimiser la catastrophe que pour rassurer! Louche, très louche. En tous cas, une copie aussi parfaite soit-elle ne vaut jamais un original, surtout s’il a été réalisé il y a neuf siècles. Sinon, le principe même des musées et tout le marché de l'art sont bidon! Faire des kilomètres pour aller admirer un Rodin ou dépenser des dizaines de millions d'euros sur un Van Gogh, n'aurait alors aucun sens. Il est clair que certains éléments sont perdus à jamais car nous n'avons ni les plans d'époque de la cathédrale ni le savoir-faire artisanal du Moyen-Âge !  

Notre-Dame de Paris c’est 20 millions de pèlerins et de visiteurs par an. C’est le monument le plus visité de France. Eh oui, bien devant la tour Eiffel, le château de Versailles et le musée du Louvre. C’est pour dire la place qu’il occupe dans l’imaginaire des populations du monde entier. Certains jours, il accueillait 50 000 personnes. Hasard du calendrier pour les uns et tout un symbole pour les Chrétiens, la cathédrale est aujourd’hui meurtrie comme Jésus, en plein Semaine sainte. De là il n’y a qu’un pas pour passer à la métaphore : comme le Christ, elle renaitra de ses cendres. Pas en trois jours, mais en trois, cinq ou dix ans. Comme l’a affirmé Emmanuel Macron sur place : « Je vous le dis solennellement ce soir, cette cathédrale, nous la rebâtiront, tous ensemble. »

Dans ce but, une souscription nationale a été lancée par le président de la République française. Les grandes et les petites fortunes de France ont sorti leurs carnets de chèques. Près d'un milliard d’euros de dons et de promesses. Cet élan de générosité inouï montre l’attachement profond des Français à l'un des symboles de leur patrimoine et de leur histoire, la cathédrale Notre-Dame de Paris. La souscription nationale « Rebatir Notre-Dame de Paris » est ouverte à tous. Elle est pilotée par le Centre des monuments nationaux, un établissement public qui est sous tutelle du ministère de la Culture, chargé de gérer et de conserver une partie des monuments nationaux français. On peut y contribuer à la hauteur de ses moyens et bénéficier d'un avantage fiscal, déduction d'impôt, de 66 à 75% de la somme versée.

Notre-Dame de Paris (début de la construction en 1163, fin des travaux en 1345). A droite dans l'ombre, la statue de Charlemagne, roi des Francs (768-814) et empereur d'Occident (800-814). Photo personnelle

En attendant, la prophétie de l’écrivain et orientaliste, Gérard de Nerval, publiée sous forme d’un poème en 1832, n’est pas prête de s’accomplir.

« Notre-Dame est bien vieille : on la verra peut-être
Enterrer cependant Paris qu’elle a vu naître ;
Mais, dans quelque mille ans, le temps...
Tordra ses nerfs de fer (...)
Rongera tristement ses vieux os de rocher !
Bien des hommes, de tous les pays de la terre,
Viendront, pour contempler cette ruine austère,
Rêveurs, et relisant le livre de Victor : 
Alors, ils croiront voir la vieille basilique,
Toute ainsi qu'elle était, puissante et magnifique,
Se lever devant eux comme l’ombre d’un mort !  » 

Ce n’est pas à l’ordre du jour ni pour la capitale ni pour la cathédrale. Malgré la rime et l’épreuve, ne perdons pas notre latin : Fluctuat nec mergitur. Paris est comme un navire, « battu par les flots, mais ne sombre pas ». Jamais la devise de la Ville lumière n'a aussi bien convenu à une situation que celle de Notre-Dame aujourd'hui.


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