lundi 20 mai 2019

Quel est le point commun entre Bchara el-Asmar, L’Orient-Le Jour et Radio Beirut ? Le Kangaroo Court ! (Art.615)


Que la réponse soit au bout de votre langue ou que vous donniez votre langue au chat, une chose est sûre, il va falloir vous familiariser avec le terme. Je vous le donne sans plus tarder, c’est le Kangaroo Court. Ce n’est pas spécifique du Liban, loin de là. C’est typique de notre époque. Mais comme toujours, ce qui se passe ailleurs dans le calme se fait chez nous dans le vacarme et ce qui se fait dans le chaos dans le monde prend une forme frénétique au pays du Cèdre.


Alors que le Liban tout entier rendait un grand hommage au patriarche maronite d’Antioche et de tout l’Orient, le chef de la CGT libanaise, Bchara el-Asmar, a cru bon de saisir l’occasion pour glisser une blague. Maintenant que l’homme est un saint, il se serait vu prier toute la nuit invoquant le défunt à faire un miracle afin de multiplier ses cheveux et qu’il puisse bander plus fort, blablabla et patati et patata. Quel aveu d’impuissance ! Tout est attesté dans un enregistrement vidéo qui a fuité. Une blague stupide par excellence, qui ne casse pas trois pattes à un canard, mais pour de nombreux libanais, notamment maronites, c’est une insulte impardonnable à la mémoire du patriarche.

Ces défenseurs zélés ont beau avoir appris que le Christ fondateur du christianisme a demandé à ses fidèles de pardonner à leurs ennemis, que Jésus considéré par les chrétiens comme le fils incarné de Dieu a lui-même pardonné à ceux qui l’ont torturé, que Nasrallah Sfeir son serviteur et ancien chef de l’Eglise maronite a lui aussi pardonné à ceux qui l’ont bousculé notamment en 1989, il n’y avait rien à faire. Bchara el-Asmar doit comparaitre illico presto devant le Kangaroo Court. Il doit être crucifié sur le Golgotha virtuel des réseaux sociaux, sacrifié sur l’autel dressé par les tartuffes d’Orient ou jeté en pâture aux intolérants de tout poil. Etrange foule en délire, on dirait qu'elle cherche à expier ses propres péchés commis depuis la nuit des temps par leurs langues bien pendues.

Qu’importe si au Liban nous avons des lois et des tribunaux, des juges et des avocats. Le chef de la CGTL est non seulement pris en flagrant délit, mais il a en plus le profil idéal du sale coupable. Employé du port de Beyrouth, imposé politiquement par le duo Amal-Hezb, au salaire astronomique et à l’absentéisme légendaire, il a déjà fait l’objet de plusieurs avertissements administratifs à ce qu'il paraît. Et ce n’est pas tout, il est dans le collimateur du gouvernement et des lobbies de tous genres pour sa défense des travailleurs, des locataires anciens, des classes moyennes, etc.

Condamné d’avance, il n’a le droit à aucune défense. C’est le principe de fonctionnement du Kangaroo Court. Et pour une deuxième chance ou le pardon ? Pardon ! Jamais. Il doit servir d’« exemple » point barre. C’était le leitmotiv de la bataille. Chaines de télévision, médias et institutions, hommes religieux, politiques, journalistes et individus, partout, on trouvait des gens pour exiger du coupable qu’il s’excuse, se mette à genoux, demande pardon au patriarche Raï et démissionne sur le champ. La foule réclamait l’incarcération immédiate de ce danger public et son excommunication. Certains ont publié son numéro de téléphone sur les réseaux sociaux, d’autres ont partagé la photo d’une corde avec une boucle et un hashtag. Eh oui, la peine de mort a été réclamée pour une blague à une piastre ! Ça restera dans les annales. On se demande sérieusement qui présente un danger pour la société libanaise, Bchara el-Asmar ou ces illuminés ? Et dire que tout ce beau monde, chrétien, est en première ligne pour dénoncer les réactions fanatiques de certains musulmans sunnites et chiites à la publication de caricatures sur le prophète Mohammad ou de sketchs sur Hassan Nasrallah.

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Il faut croire que le Kangaroo Court est débordé de nos jours. Il ne s’est plus où donner de la tête. Changement de registre. Affaire Dayna Aysah vs Radio Beirut. Pour ceux qui ont raté les premières séances, un résumé. Une animatrice a prétendu sur les réseaux sociaux au début du mois de mars avoir été victime de harcèlement sexuel commis par un musicien (sous-entendant même de viol), sur son lieu de travail, un pub renommé de Mar Mikhael, et que le patron des lieux n’avait pas réagi à ses allégations d’une manière convenable. A la différence de l’affaire Bchara el-Asmar vs Patriarche maronite, dans le cas Dayna Aysah vs Radio Beirut, il n’y avait aucune preuve. Pire encore, le témoignage de la prétendue victime présente de nombreuses incohérences, comme je l’ai démontré dans un article bilingue consacré à l’affaire et dans les débats qui ont accompagné la publication sur mon mur, auxquels ont participé des proches de Dayna Aysah. Mais, il n’y avait rien à faire, le Kangaroo Court s'est constitué. Radio Beirut et son patron devaient donc comparaitre illico presto.

Qu’importe si au Liban nous avons des lois et des tribunaux, des juges et des avocats. Qu’importe aussi si la supposée victime et ses défenseurs zélés n’ont jamais porté plainte, les réseaux sociaux étant bien plus commodes. Et qu’importe également si le pub de Mar Mikhaël n’est pas pris en flagrant délit d’erreurs et si son patron Jihad Samhat a le profil idéal de l’innocent, un ex-démineur qui a risqué sa vie pour débarrasser le Sud-Liban, le Darfour et le Kosovo, des mines anti-personnelles. Condamnés d’avance, ni Radio Beirut ni son patron n’avaient le droit à la défense. C’est la règle au Kangaroo Court. Partout, on trouvait des gens pour exiger du « coupable » qu’il s’excuse, se mette à genoux et fasse un « training » contre le harcèlement sexuel au travail. Par qui svp ? Par ceux qui le harcelaient, les lyncheurs néo-bien-pensants de la capitale libanaise ! C'était surréaliste. La foule réclamait à cor et à cri le « boycott » total de l'établissement et la fermeture pure et simple du lieu, sans autre forme de procès.

Toujours est-il que la veille du décès du patriarche maronite, Radio Beirut a publié dans L’Orient-Le Jour un « droit de réponse », passé inaperçu et pour cause, concernant un article sur l’affaire paru dans le journal francophone et intitulé « Mouvement de solidarité en ligne après une tentative de viol révélée par une jeune Libanaise ». Curieusement, L’OLJ s’est permis d’amputer la réponse de Radio Beirut d’un passage important. Comme j’ai couvert le sujet à plusieurs reprises, le pub beyrouthin a eu l’amabilité de m’envoyer la version originale adressée au quotidien. En cause, le Kangaroo Court figurez-vous. Quel hasard extraordinaire !

Dans sa réponse, Radio Beirut a tenu à affirmer son rejet des « jugements publics à travers la presse et les réseaux sociaux », les considérant comme « une source de diffamation » à partir du moment où les allégations ne sont accompagnées « d’aucune preuve juridique ». L’OLJ a cru bon de remplacer « juridique » par « légale », ratant du coup la nuance qui existe entre les deux termes. « Juridique » est un adjectif qui désigne tout ce « qui se fait devant la justice, en justice et selon les formes judiciaires », comme c’est d’actualité !, alors que « légale » se rapporte simplement à ce « qui est conforme à la loi et à la législation ».

De la réponse de Radio Beirut, on apprend aussi que « les qualifications qui figurent dans l’article de L’OLJ, ‘tentative de viol’ et ‘viol’ (utilisées partout par le Kangaroo Court), ont été dénoncées par la personne concernée, Dayna Ayach, sans que cela ne pousse le journal à les supprimer de l’article. » Malgré la gravité de cette constatation, pour un journal d’informations !, tout ce que « la rédaction » a trouvé comme excuse à ce manquement déontologique, c’est de prétendre qu’« en l’absence d’une enquête, les éléments rapportés dans l’article ont été mis au conditionnel ». Ah mais si l’honorable rédaction avait pris la peine de relire l’article rédigé par une des journalistes, ça lui aurait évité cette affirmation légère et imparfaite.

Du conditionnel, il n’y en a point, ni dans le titre, « Mouvement de solidarité en ligne après une tentative de viol révélée par une jeune Libanaise », ni dans la légende de la photo, « Une fois n’est pas coutume, une jeune Libanaise a exposé une tentative de viol dont elle affirme avoir été victime sur son lieu de travail », ni dans le texte de l’article d’ailleurs, « l’histoire d’une jeune Libanaise victime d’une tentative de viol sur son ancien lieu de travail à Beyrouth » et « si la jeune femme n’a pas porté plainte, c’est sans doute en raison du risque de ne pas pouvoir prouver qu’elle a été agressée, les indices physiques du viol n’étant pas réunies dans son cas ». Toujours cette incapacité orientale de reconnaitre et de corriger ses erreurs.

En tout cas, encore un passage d’actualité, « Radio Beirut considère que l’endroit le plus adapté pour juger une affaire de harcèlement comme de diffamation reste le tribunal, ce lieu où est rendue la justice conformément aux lois en vigueur au Liban (...) ». Mais encore ? Vous n’en saurez rien. Les parenthèses sont celles de L’OLJ, pas les miennes. C’est justement là précisément que les ciseaux d’Anastasie ont usé leurs lames, alors que la suite, publiée à la fin de mon poste, porte justement sur l’abjecte adhésion des sociétés modernes, notamment libanaise, au principe du « kangaroo court ». Pourquoi supprimer ce qui est dit avec tant d’élégance et de justesse ? Curieux. A moins que la respectable rédaction de L’OLJ se soit vue membre de ce jury et s’est sentie pleinement visée dans l'affaire Dayna Aysah vs Radio Beirut ?

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Kangaroo Court (tribunal kangourou) est un terme anglosaxon apparu aux Etats-Unis. Il date de 1853 svp. Il désigne d’une manière aussi sérieuse que sarcastique tout « tribunal » qui ne respecte pas les normes reconnues de droit et de justice. Des procès staliniens de Moscou autrefois, pour éliminer les opposants, aux jugements à l’emporte-pièce d’une foule en délire sur les réseaux sociaux de nos jours, rien à changer. On est accusé, jugé et condamné d’avance, que l’on soit « coupable » comme Bchara el-Asmar/CGTL ou « innocent » comme Jihad Samhat/Radio Beirut, seule l’exécution de la sentence est différée.

« Radio Beirut considère que l’endroit le plus adapté pour juger une affaire de harcèlement comme de diffamation reste le tribunal, ce lieu où est rendue la justice conformément aux lois en vigueur au Liban, et non le ‘kangaroo court’, cette cour populaire éphémère des réseaux sociaux, des médias et d’internet ».

« Kangaroo Court » c’est aussi une belle chanson-clip du groupe indie pop américain, Capital Cities. Elle raconte les mésaventures d'un zèbre qui se résigne à se déguiser en cheval afin d’être autorisé à entrer dans le club sélect The Kangaroo Court. Il enfile ses chaussures de malchance et se voit ouvrir la porte interdite. Excellent danseur, à peine entré, une chienne de poche tombe sous ses charmes. Hélas, ça ne durera pas longtemps. Démasqué par un bouledogue jaloux, à cause de sa queue rayée, il sera arrêté et déféré devant un tribunal présidé par un kangourou et dont le jury est composé de lapins. Condamné à mort à l’unanimité, il sera exécuté par des cochons et finira dans l’assiette d’un lion. Click & enjoy.

Disons que Kangaroo Court est un plaidoyer contre la discrimination, l’ostracisation, et bien entendu, les réactions frénétiques du kangaroo court au sens originel du terme, le tribunal sommaire et expéditif, celui des temps modernes, d’internet, des réseaux sociaux, des blogs et des médias « où le lynchage remplace le procès, les allégations se substituent aux preuves et l’arbitraire supplante la législation, chacun reprenant sa vie par la suite, sans se préoccuper du fond du problème et des conséquences de ses actes ». C’est le propre des sociétés primitives, immatures et violentes. Not in my name ni au nom du christianisme d'ailleurs, encore moins au nom du patriarche maronite Mar Nasrallah Boutros Sfeir.



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