mardi 30 juillet 2019

Quelles leçons doit-on tirer de l’annulation du concert de Mashrou’ Leila programmé pour le 9 août par le Festival international de musique de Byblos ? (Art.632)


🇱🇧 Le Festival international de musique de Byblos a annoncé l’annulation du concert de Mashrou’ Leila programmé pour le 9 août. Quelles leçons doit-on en tirer ?

• Primo, sur le passé : comment nous en sommes arrivés là ?
Certains diront que c'est à cause de lois archaïques ottomanes et de l’inquisition de l’Eglise catholique (Human Rights Watch et Radio France International, induits sans doute en erreur par des activistes et des jounalistes locaux). D’autres évoqueront l’offense à l’égard du Seigneur et la Sainte vierge (le leitmotiv du camp chrétien). Zappons, les deux camps ne savent pas de quoi ils parlent. Ottomane et Inquisition, c'est c'la oui! En tout cas, Jésus lui-même a demandé à ses disciples : « Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent afin d’être vraiment les fils de votre Père qui est aux cieux ». On est là avant tout à cause des tares de la société libanaise: l’intolérance des enfants de la patrie les uns envers les autres (ahhh le scoop !) et l’ego surdimensionné des Libanais (double). Cette affaire aurait pu se régler à l’amiable et en un clin d'oeil. Mais non, il faut croire qu’aucun des deux camps ne voulait mettre de l'eau dans son vin et n'avait intérêt à un happy end. En Orient, nous aimons la dramatisation, le choc frontal, el tehdid wal wa3id wa kasser el3adem. Les Eglises trouvaient une excuse ‘la chadd el 3assab el masi7é’ et Mashrou Leila trouvait un moyen de jouer la victimisation à l’international. Une chose est sûre, les deux camps ont prouvé magistralement leur immaturité. Qui de tous les protagonistes a pensé à l'intérêt suprême de la nation ? Aucun. Notez d'ailleurs que les Eglises n’ont pas porté plainte (ce sont des particuliers qui l'ont fait dans les deux camps) et personne n’a demandé aux partis politiques de légiférer pour assouplir la loi sur le blasphème ! Mais pour les palabres, ça palabre.

• Secundo, sur le présent : où est le Liban par rapport au reste du monde ?
D’un côté c’est l’écœurement, de l’autre c’est la réjouissance. Les uns organisent les funérailles du Liban, les autres célèbrent la renaissance. Comme beaucoup d’entre vous, je fais bande à part. Les exagérations n’apportent rien au débat. Le dernier rapport de l’ONG Reporters sans frontières sur la liberté de la presse attribue au Liban la 101e place (180 pays). Pas de quoi pavoiser, il n’empêche que nous sommes mieux placés que d’autres, tous les pays arabes à l’exception de la Tunisie. Pour le rapport de l’ONG Freedom House qui étudie la démocratie et la liberté dans le monde, on peut encore moins pavoiser, 134e place (212 pays). Il n’empêche que nous sommes mieux placés que tous les pays arabes là aussi, à l’exception de la Tunisie. La situation du Liban n’est pas enviable mais elle n’est pas aussi dramatique que certains ne voudraient le faire croire. Comme on peut le lire dans le rapport 2019 de l’ONG américaine à propos du sujet qui nous intéresse : « Bien que le blasphème soit une infraction pénale, son application varie et est généralement laxiste ».

• Tertio, sur l’avenir : comment améliorer la situation au pays du Cèdre ?
Les affaires Mashrou’ Leila, trop médiatisée, et l’affaire Cyrine Abdel-Nour, complètement ignorée (bien qu'elle soit tout aussi grave!), prouvent qu’on n’est pas sortis de l’auberge. La maturation de la société libanaise est toujours en cours et durera encore longtemps. Ce qui frappe dans tout ce vacarme, c’est l’absence du débat de la notion d’« état de droit », un concept juridique qui implique la prééminence du droit dans un État et que tout le monde, gouvernants et gouvernés, doit obéir à la loi (Wikipédia). Limpide, sauf pour 99% des Libanais.

Au Liban, nous avons des lois qui garantissent la liberté d’expression, ainsi que la liberté de conscience, et qui les cadrent, comme dans tous les pays du monde sans exception. Certains trouveront curieux qu’on ne puisse pas « critiquer » Dieu et les religions en Orient (on le fait pourtant à longueur de journées et de murs). D’autres trouveront tout aussi curieux qu’on ne puisse pas « critiquer » les homosexuels et les immigrés en Occident (idem). Certes, aucune législation au monde n’est parfaite, sauf que partout, nul n’est censé ignorer la loi. Face à ces deux constats, comment faire ? Quand on y pense, c’est d’une simplicité consternante. Je l’ai développé dans mon dernier article.

« Chacun est entièrement libre de penser ce qu’il veut des articles, des livres, des chansons, des illustrations et des posts des uns et des autres (on peut exiger que le concert ait lieu comme on peut demander son annulation !). Zapper demeure la règle d’or en cas de désaccord. Qui n’y arrive pas peut se lancer dans le Ice Bucket Challenge. Si ce n’est pas suffisant, on peut "s’exprimer, critiquer et échanger" intelligemment. "Insulter, menacer et imposer" est un triptyque qui n’a pas sa place dans une société civilisée et mature. Pas plus que le concept du Kangaroo Court (très en vogue de nos jours avec les réseaux sociaux, il vient de rendre son jugement, l’annulation du concert, sans passer par une juridiction nationale !). Qui est offensé par quoi que ce soit peut porter l’affaire devant les tribunaux pour tenter d’obtenir réparation. Des juges spécialisés trancheront, en application des lois en vigueur au Liban. Le jugement, qu’il soit juste ou pas, s’impose à tous. Qui n’est pas satisfait, épuise les voies de recours ou se lance de nouveau dans le Ice Bucket Challenge. Et qui trouve que la législation libanaise est trop laxiste ou très répressive, milite activement et pacifiquement pour la changer. » Voilà la feuille de route pour faire accéder la société libanaise à la maturité et vivre dans le meilleur des mondes ☺️ Sinon belote et rebelote jusqu'à la fin des temps !


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