vendredi 26 juin 2020

Peut-on vraiment parler de « Présidence résistante » à propos du mandat d'Amine Gemayel à la tête du Liban entre 1982 et 1988 ? (Art.807)


On peut résumer son mandat par tout et par bien des formules, sauf par ce titre inadapté. A l’occasion de la sortie du livre « La Présidence résistante », quelques réflexions sur une période que j’ai vécue au quotidien.

• Amine Gemayel était le maillon faible des Gemayel. Il n’avait ni la prestance de ce monument national, son père, cheikh Pierre, l’homme de l’indépendance et de la souveraineté du Liban, ni le charisme de son frère, Bachir, l’homme qui voulait libérer le Liban de toutes les occupations, palestinienne, syrienne et israélienne, et qui avait réussi l'exploit d'être élu par des députés chrétiens, chiites, druzes et sunnites, avec le feu vert de l'Arabie saoudite !

• L'ancien président de la République a décroché la présidence dans un contexte national spécial, l’impasse politique dans laquelle le Liban a été plongé dans la nuit du 14 septembre 1982, à l’annonce de la mort du président élu, Bachir Gemayel, tué dans un attentat terroriste exécuté par le Parti national syrien.

• Qu’il l’ait voulu ou pas, qu’importe puisque le résultat est le même, Amine Gemayel a été le dernier président de la République libanaise dans sa version المارونية السياسية entre 1943 et 1988 où le fonctionnement de l’Etat libanais était dominé par la communauté maronite, avant les réformes constitutionnelles de l'Accord de Taëf, voté en novembre 1989. Après Amine Gemayel, le Liban est passé à la السنية السياسية entre 1990 et 2005, et ensuite à la الشيعية السياسية depuis 2005. Sans se perdre dans les détails, il n’a pas su tirer profit d’une époque où les prérogatives du président de la République étaient importantes, pour rassembler les Libanais autour du projet d’un nouveau Liban souverain et épanouissant pour tous les enfants de la patrie toutes confessions confondues, comme avait réussi avant lui son frère, Bachir Gemayel.

• De son mandat, je ne retiens sur le plan économique que son fiasco pour empêcher l’envolée délirante du dollar par rapport à la livre libanaise. A sa prise de fonction en 1982, le taux de change était à 5 LL/1 $. Eh oui, 5 livres libanaises seulement malgré 7 ans de guerre et d'invasions, de bombes et de sang ! Au début de la guerre en 1975, on était seulement à 2,5 LL/1 $, l’augmentation était donc importante, mais plafonnée à 200%, le dollar n’a fait que doublé ! A son départ de Baabda en 1988, le taux de change a grimpé à plus de 400 LL/1 $. Par conséquent, sous le règne d'Amine Gemayel et des gouvernements de Chafic Wazzan, Rachid Karamé et Salim el-Hoss, et des députés de 1972 (restés en place jusqu'en 1992), nous sommes passés de 5 LL à 400 LL le dollar, soit une augmentation astronomique de 8 000 %, c’est tout simplement hallucinant ! Les conséquences étaient sans commune mesure avec ce que nous connaissons actuellement, une augmentation du taux de change de entre 350% (5 000 LL/ 1 $) et 500% (7 500 LL/1 $), avec deux différences de taille, certes, nous n’avions pas de dettes pratiquement et nous importions beaucoup moins qu’aujourd’hui. Sur le plan économique, le mandat d’Amine Gemayel a été un désastre pour le peuple libanais tout entier, qui a permis en plus, à beaucoup de profiteurs et de rapaces, d’hommes et de femmes, politiques et d’affaires, de s'engraisser, de spéculer et de s’enrichir facilement. Une partie de la fortune de certains date de cette époque et vient de ce moyen d'enrichissement immoral.

• De son mandat, je ne retiens sur le plan militaire que le désastre de la guerre de la Montagne en ce sinistre mois de septembre 1983, par sa faute entre autres. Alors que les Israéliens ont tout fait pour favoriser militairement au moment de leur retrait vers le Sud-Liban, la milice druze du Parti socialiste (dirigée par Walid Joumblatt) par rapport à la milice chrétienne des Forces libanaises (dirigée par Fadi Frem, le cousin d'Amine Gemayel), et que les affrontements étaient inéluctables, Amine Gemayel a demandé aux responsables FL, notamment à Samir Geagea (commandant du front), de résister 24 heures et de tenir le carrefour stratégique de Bhamdoun avec ses hommes, le temps qu’il prenne les dispositions nécessaires pour envoyer l’armée libanaise étendre la souveraineté de l’Etat libanais sur cette vaste région du Mont-Liban, les cazas d'Aley et du Chouf. Les braves combattants des Forces libanaises n’ont pas tenu 24h, ni 48h d’ailleurs, mais 72h, face à une horde politico-militaro-milicienne, druze, chiite, gauchiste, palestinienne, syrienne et soviétique. Les zones de combats comme tout le "réduit chrétien" étaient soumis à un déluge de fer et de feu d'une rare violence. En vain ! Amine Gemayel n’a jamais donné l’ordre à l’armée libanaise de se rendre à Bhamdoun ni le 4 ni le 5 ni le 6 septembre, obligeant les miliciens des FL à effectuer un "repli tactique" vers Deir el-Qamar, après l’évacuation des populations chrétiennes rescapées des massacres (2 700 disparus, 1 155 civils tués et 368 miliciens FL morts durant les combats). Plus de 15 000 civils et miliciens chrétiens ont été assiégés pendant trois mois par les miliciens druzes de Walid Joumblatt, déterminé à l'époque d'avoir la tête de Samir Geagea. Il ne l’a jamais eue.

• De son mandat, je ne retiens sur le plan politique que la fin stupide et chaotique de ses six années de présidence. Alors que l’heure était grave à un quart de l’expiration de son mandat, alors que ses négociations avec Hafez el-Assad la veille pour trouver un arrangement ont échoué (près de 4 heures!), alors que tout le monde politique libanais était mobilisé pour étudier toutes les possibilités offertes pour passer au mieux la vacance du poste présidentiel, alors que les communautés chrétiennes notamment maronite étaient en état d’alerte maximale à Bkerké après l’impossibilité d’élire un président de la République dans les temps maronite comme le veut le Pacte national islamo-chrétien, alors que les Libanais retenaient leur souffle, on a beau cherché, Amine Gemayel était perdu de vue au palais présidentiel de Baabda. On a fini par le retrouver dans un coin, devant un miroir, se coiffant et vérifiant son look avant d’enregistrer son message à la nation, annonçant urbi et orbi la calamiteuse nomination de Michel Aoun comme Premier ministre intérimaire d'un gouvernement militaire de six généraux, dont les trois membres musulmans ont aussitôt démissionné. C'est la péché originel.

Eh oui, Amine Gemayel est en quelque sorte le « père politique » du général. Sans lui, Michel Aoun serait parti à la retraite depuis belle lurette. Comble du malheur des Libanais, c’était un secret de Polichinelle !, Amine Gemayel n’avait pas beaucoup d’estime pour Michel Aoun, dont la carrière militaire laissait à désirer. Il l'avoue indirectement dans son livre d'ailleurs. Malgré les réserves sur la personne, il l'a nommé quand même. Il ne l’a fait que parce qu’il était persuadé que sous les autorités d'un général qui se prend à la fois pour Napoléon et De Gaulle, Aoun entrera en conflit avec Geagea. Amine Gemayel n'a jamais accepté l'indépendance des FL par rapport aux Kataeb, d'où la raison d'être de la première intifada en 1985, menée par Elie Hobeika et Samir Geagea. En 1988, il a tablé sur le fait que le général lancera rapidement l’armée libanaise sur la milice des Forces libanaises, ce qui lui permettrait de faire d’une pierre deux coups, éliminer les deux hommes forts de la scène chrétienne, faciliter son retour sur la scène nationale comme sauveur et nouveau président de la République. La suite, tout le monde la connait. Ne respectant pas la mission qui lui a été confiée, permettre au plus vite d’élire un nouveau président de la République, Michel Aoun lance deux guerres meurtrières, contre la Syrie (des mois durant à partir de mars 1989) puis contre les Forces libanaises effectivement (une semaine en février 1989, puis des mois durant à partir de janvier 1990), qui achèveront la guerre civile libanaise par la défaite du camp chrétien et l’extension de l’occupation syrienne à tout le Liban, pendant quinze ans.

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Il était de bonne intention sans doute, mais enfin, l'enfer est pavé de bonnes intentions ! Il a été frileux et contrairement à ce qu'il dit, il n'a pas bien résisté aux pressions. Une chose est sûre, Amine Gemayel a pris de trop mauvaises décisions à de très nombreux moments clés de l'histoire du Liban. Il y a beaucoup de choses à dire encore sur ce sujet, comme par exemple sur l'accord du 17-Mai (1983) avec Israël et le forcing souverainiste à Beyrouth-Ouest en février 1984, deux projets qui ont foiré. Mais je préfère terminer plutôt sur le point précédent. Par son livre « La Présidence résistante », l’ancien président de la République libanaise, Amine Gemayel, cherche à couper l’herbe sous le pied de ses frères ennemis, Michel Aoun et Samir Geagea, afin d'être le premier de ce couple à trois à écrire ses « Mémoires » et de ce fait, à (ré)écrire l'histoire à sa guise et faire oublier aux Libanais le bilan désastreux de son mandat entre 1982 et 1988 🤔


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